Voici un épisode de la guerre Franco-allemande
peu connu qui eut pourtant son importance.
Nous sommes en août 1870 et la prusse nous a declaré la
guerre. En mémoire de ce courageux combat, auquel il a participé,
le vicomte Ulric-Guelfe de Civry publie à Londres en 1878 ce
récit reproduit ici dans sa totalité.
Episode de la guerre Franco-allemande
Combat de Buzancy. "La cavalerie est la longue vue du Général" MARECHAL
de SAXE
Dans la nuit du 26 au 27 Août 1870, le général de Failly; Commandant
en chef du 5ème corps d'armée, reçut l'ordre de se diriger vers Bar-lès-Buzancy
et de laisser au Chêne-Populeux ses bagages sous la garde d'un bataillon.
Cette marche avait pour but de s'assurer si l'ennemi, signalé à Vouziers
et à Grandpré, ne rétrogradait pas vers Stenay ou s'il continuait sa
marche sur Paris. Le5ème corps s'ébranla à quatre heures du matin sous
une pluie pénétrante qui n'avait cessé de tomber depuis la veille. Il
était précédé de la cavalerie du Général Brabaut. La tête de colonne
venait d'arriver sur le plateau de Bar, en avant de Buzancy et y faisait
halte, quand un officier du Grand-Quartier-Général apporta l'ordre de
se replier sur les villages de Châtillon et de Brieulles. Avant d'exécuter
cette contre marche, le général de Failly voulut connaître l'épaisseur
du rideau de cavalerie que ses éclaireurs lui signalaient dans la direction
de la Meuse, et, pour se procurer des renseignements précis en faisant
quelques prisonniers, il résolut de lancer une vigoureuse reconnaissance
de l'autre coté de Buzancy. Mais cette reconnaissance ne tarda pas à
prendre les proportions d'un véritable combat, ayant pour théâtre, un
champ de bataille digne des grands capitaines, pour intérêt, des incidents
glorieusement dramatiques, et, pour témoin, presque tout l'Etat-Major
et une partie du 5ème corps. Depuis Reischoffen, c'était la première
fois que l'armée du Maréchal Mac-Mahon marchait à l'ennemi, et c'est
à la porte même de Buzancy que devait avoir lieu cette première rencontre.
L'action ne devait pas être, comme trop souvent dans cette triste guerre,
une lutte inutile contre des machines infernales, une de ces luttes
dans lesquelles des milliers d'hommes tombaient avant d'avoir pu aborder
leurs adversaires. Ici du moins la cavalerie française allait se mesurer
corps à corps avec la cavalerie allemande, et le courage personnel allait
compter pour quelque chose. Buzancy, qu'entourait jadis une imposante
ceinture de remparts et qui avait été déjà le théâtre de plus d'une
bataille, est un lieu historique. Situé sur les confins du Duché de
Bar et du Comté de Champagne, plus d'une fois il avait eu sa part dans
les luttes que les événements suscitaient entre les deux Princes voisins.
Comme saisissant souvenir des Croisades, il garde encore un mosquée
en ruine que Pierre d'Anglure, Comte de Bourlémont et Sire de Buzancy,
avait bâtie à son retour de Palestine; fidèle accomplissement d'une
étrange promesse exigée par le Sultan dont il était prisonnier. Comme
souvenir le plus récent de sa grandeur évanouie, il montre, en guise
de sentinelles postées sur l'emplacement d'un de ses ancien pont-levis,
deux lions gigantesques qui ornaient naguère, à Lunéville, le palais
du Roi de Pologne. Pittoresquement posé sur le versant de la colline
de Bar, à la naissance même de la chaîne principale de l'Argonne qui
détermine les versants de la Meuse, de l'Aisne et de l'Oise, arrosé
par les eaux argentées de la petite rivière qui longe la vallée ayant
en face de lui le mont Civry avec ses grands bois, le joli bourg de
Buzancy avait oublié depuis longtemps ses belliqueux souvenirs, et il
dormait tranquillement entre son vieux château et le clocher de son
église, quand tout à coup le galop des Uhlans avait réveillé en sursaut
ses paisibles habitants le matin du 27 Août. Les Uhlans inscrivirent
à la craie sur la porte des maisons une série de numéros correspondant
à des billets de logement, puis ils repartirent vers les hauteurs boisées
où commençait à se glisser en silence l'avant-garde de la IVème Armée
Allemande commandée par le Prince Royal, aujourd'hui Roi de Saxe. C'est
une heure après cette alerte que venait d'apparaître, sur le versant
opposé, dans la direction de Bar, le 1er corps du Général de Failly.
Le général en chef était de sa personne à la tête de colonne, avec son
chef d'Etat major, le général Besson, les généraux Brahaut, de Bernis,
et le Mortière. Les deux régiments composant en ce moment, toute la
division de cavalerie du 5ème corps furent formés en bataille sur deux
lignes: 12ème Chasseurs, première; 5ème de Lanciers, seconde. Des éclaireurs
du 12ème de Chasseurs furent envoyés à la découverte. A peine avaient-ils
traversé le bourg et gravi la moitié de la colline, qu'ils se trouvèrent
tout à coup face à face avec les éclaireurs allemands. Les coups de
feux s'échangèrent, et le Colonel De Tucé, qui observait à l'horizon
du haut du plateau de Bar, se hâta, suivant ses instructions, de détacher,
sous la conduite de son Lieutenant-Colonel, deux escadrons (3ème et
4ème) commandés par le capitaine Comte d'Ollone et le capitaine de Bournazel.
Malgré le désavantage du terrain, ils chargent avec la plus grande vigueur
l'ennemi qui descend des bois en grandes forces et qui l'aborde lui-même
au galop de charge. Le choc est rude et l'engagement acharné. Mais le
nombre, sans cesse grandissant des renforts, l'emporte bientôt, et les
deux escadrons du 12ème chasseurs sont ramenés pas à pas jusqu'à l'entrée
du village. Un troisième escadron (5ème) est appelé. Immédiatement formé
en colonne par quatre, il est enlevé en quelques secondes par son Capitaine
Compagny de Courvières et s'élance, accompagné du Colonel lui même et
du Commandant Sautelet, sur la rapide descente qui conduit au village,
puis, le sabre à la main, il s'engouffre comme un ouragan entre les
deux rangées de maisons dont les murs tremblent et dont les habitants
ont disparu : un seul homme apparaît debout sur perron de l'église :
c'est le curé du Buzancy. Il a voulu bénir ceux qui vont à la mort…
Sursum corda! Mais bientôt force est modérer l'élan, sous peine de tomber
sur ders frères et non sur l'ennemi. La rue est obstruée sur tout sa
largeur par les premiers combattants qui disputent pied à pied le sol
aux saxons. Heureusement une issue s'offre à sa gauche: le Capitaine
y dirige son escadron et, sans faire remettre au fourreau le sabre qui
reste suspendu à la dragonne, il commande : haut le fusil. Après une
décharge à volonté, les chasseurs quittent le fusil pour le sabre et,
franchissant haies, jardins et clôtures, ils font irruptions sur les
derrières de l'ennemi. La mêlée devient furieuse; les saxons surpris
par cette attaque imprévue, se retournent pour envelopper cette téméraire
poignée d'hommes qui ose essayer de leur arracher une victoire dont
ils se croyaient déjà maître. Hommes et chevaux se heurtent, se renversent,
se piétinent, et se tuent: ce n'est pas seulement un combat qui se livre;
ce sont dix, vingt engagements partiels qui ajoutent leurs scènes dramatiques
aux sanglantes péripéties de l'action principale. Ici, c'est le Comte
de Courvières qui, à la tête d'une partie de son escadron, court dégager
ses deux collègues blessés, cernés et à demi prisonniers : le Capitaine
de Bournazel, avec le crâne fendu, et le Capitaine d'Ollone, avec la
figure coupée en deux. Là, c'est le S. Lieutenant de Merval qui, à pied
et sans talpack, auprès de son cheval mort, se défend en désespéré;
en voyant arriver le 5ème escadron il se dégage par un suprême effort,
enfourche un cheval de troupe qui passe et parvient à rallier son peloton,
n'ayant plus à la main qu'un rouge tronçon de sabre. D'un côté, c'est
le S. Lieutenant Rossignol, l'occiput ouvert et ruisselant, puis le
S. Lieutenant Marécaux également frappé à la tête; de l'autre, c'est
le Lieutenant de Braux d'Anglure se débattant au milieu d'un cercle
d'ennemis et se voyant déjà prisonnier en face de la mosquée qui lui
rappelle la captivité de Pierre d'Anglure; près de lui, le S. Lieutenant
Sarrailh, qui, aux prises avec le même péril, déploie la même énergie;
plus loin, le lieutenant Chatelain qui a la double chance de n'avoir
pas une blessure et d'avoir fait un prisonnier de sa propre main. Au
bord d'un fossé, le Maréchal-des-Logis Kersalaun de Kersabieck, défendant
son Capitaine blessé, s'élance sur un officier Saxon et le saisit en
criant: Rendez-vous, Monsieur; vous êtes mon prisonnier. L'officier,
pour toute réponse, balafre d'un coup de sabre le visage du Maréchal-des-Logis,
qui, à son tour, riposte par un vigoureux coup de pointe et étend son
adversaire à ses pieds. Cà et là, des chasseurs démontés, se relèvent
couverts de boue et continuent à pied le coup de feu contre les cavaliers
qui passent. Pendant que le vieux Maréchal-des-Logis Grafft combat contre
un groupe tout entier jusqu'à ce qu'il roule à reculons dans la rivière,
le maréchal-ferrant X, debout, ayant encore entre ses jambes son cheval
abattu, tient en échec, par l'étincelant moulinet de son sabre, dix
ennemis qui font cercle autour de lui. Partout l'on voit les furieux
coups de pointe des chasseurs se croiser avec les coups de lance des
Uhlans et les larges tranchants que les Dragons Saxons manient à deux
mains, à la façon des Germains d'Arminius. Le sang coule de toute parts,
et le champ de bataille, bien que les morts n'y soient point encore
nombreux, commence à devenir émouvant car les blessures à l'arme blanche,
quoique dix fois moins dangereuses que celles des armes à feux, sont
dix fois plus horribles à voir. Au bout d'une demi-heure de cette lutte,
Buzancy, restait au pouvoir des Chasseurs. Ce qui restait des trois
escadrons recharge bravement en fourrageurs, poursuivant les Dragons
et les Uhlans Saxons qui remontent de toute la vitesse de leurs chevaux
les pentes du mont Civry. Mais au sommet, un obstacle inattendu allait
arrêter les vainqueurs. Les Saxons, se divisant tout à coup par un brusque
coude à droite et à gauche, mettent à découvert l'artillerie qui venait
de prendre position dans les bois. Les Généraux, qui l'ont aperçue du
haut de la colline de Bar, ont déjà fait sonner la retraite, quand une
poignée de Chasseurs arrivent à vingt pas des pièces. Force est de se
replier devant les boulets qui commencent à balayer la descente, pendant
qu'un second régiment de Dragons Saxons, attendant immobile à droite
des batteries, s'ébranle avec un formidable hourrah et descend en ordre
imposant la seule route qu'épargne le canon. De nouvelles scènes signalent
ce dernier instant. Les groupes pressés et lancés à toute vitesse sont
criblés par les projectiles qui atteignent surtout les jambes des chevaux..
A chaque pas, un homme tombe, en entraînant avec lui trois ou quatre
des siens dans sa chute. Un homme tombé est presque toujours un homme
perdu, à moins que son cheval et lui soient assez peu blessés, assez
vigoureux et assez lestes pour se relever et reprendre leur course,
ou que, comme le chasseur Maillard, il ait la bonne fortune d'avoir
derrière lui un homme de dévouement, comme le S. Lieutenant de Chabot,
qui, au péril de sa vie, s'arrête pour lui porter secours. Quels que
soient les dangers et les pertes d'une si subite retraite sous un tel
feu, le Capitaine Compagny de Courvières, lui aussi, s'arrête à l'entrée
de Buzancy avec le Capitaine Adjudant-Major Comte de Colbert-Chabanais
et quelques uns de ses hommes pour chercher le Lieutenant-Colonel de
la Porte qui, grièvement blessé, était tombé et avait disparu dans la
mêlée. Après quelques minutes de recherches inutiles, il fallut bien
se résigner à abandonner aux Saxons le village et tout ce qu'il renfermait,
trop heureux d'avoir pu sauver tous les autres officiers blessés. Quant
au Lieutenant-Colonel, qui n'avait pu être retrouvé par les siens, il
reparut le lendemain dans les bulletins de l'ennemi dont il était devenu
le prisonnier. Malgré sa retraite devant les foudroyantes décharges
de l'artillerie, le 12èem Chasseurs avait droit d'être fier de cette
journée. Trois de ses escadrons avaient lutté seuls contre des forces
quatre fois supérieures et n'avaient cédé le terrain qu'à la dernière
minute.[1] Ils avaient perdu 80 hommes, mais ils en avaient fait perdre
autant à l'ennemi, y compris deux officiers supérieurs. Le nom de Buzancy
pouvait désormais s'inscrire sur le drapeau du Régiment comme un nouveau
titre d'honneur.
[1] La plupart des écrivains Allemands et même Français
qui ont rendu compte de cet engagement indiquent que 6 escadrons, c'est
à dire le 12ème Chasseur en entier, y ont pris part. C'est une erreur
matérielle. La preuve en est simple. A la déclaration de la guerre,
le régiment fut mobilisé à 5 escadrons. Le 2ème resta à son dépôt de
Joigny. Le 1er fut enfermé à Metz. La brigade du Général de Bernis ne
comptait donc que les 3ème, 4ème et 5ème escadrons, qui donnèrent seuls
à Buzancy, et le 6ème qui fut laissé en réserve avec le 5ème de lanciers.
D'autres écrivains militaires affirment aussi que le 12ème de Chasseurs
fut soutenu par le 3ème et le 5ème de Lanciers (Brigade du Général de
la Mortière). C'est également inexact: Le 5ème de Lanciers ne donna
pas. Quant au 3ème, il était à Metz avec toute la brigade du Général
Lapasset coupée du 5ème corps, de sorte que la division du Général Brahaut
se trouvait réduite à 2 régiments, le 5ème de Hussards, qui la complétait,
ayant été fractionné pour le service d'escortes et pour attacher ses
escadrons à chacune des divisions d'infanterie du 5ème corps. Les forces
ennemies auxquelles les trois escadrons s'étaient heurtés, étaient :
le 3ème dragons, le 2ème Uhlans (n° 18), et la batterie Zencker (n°
24), des 1ère et 2ème brigade, commandées par les Majors-Généraux Krug
de Niddo et Senff de Pilsack. Elles appartenaient à la division de cavalerie
Saxonne de S. Exc. Le Lieutenant-Général Comte François de Lippe-Weissenfeld.
Ces forces étaient appuyées par les batteries de XIIème corps de la
garde et une partie de la 5ème division de cavalerie du Lieutenant-Général
Baron de Rheinbaben, venant de Metz.
Sources
Un engagement de cavalerie, le combat de Buzancy, 27 Août 1870
par le vicomte Ulric-Guelfe de Civry
Londres, Arliss Andrews, 1878 In-12, 11p
Bibl. Nat. LH5-1000