Elle
me raconta alors, toutes les horreurs des journées des 5 et 6 octobre,
et dans les plus grands détails.
" La reine me fait-elle l'honneur de me faire part de toute ces atrocités
pour me demander conseil ?
- Oui, assurément.
- Votre majesté est prisonnière.
- Mon Dieu ! que me dites vous là !
- Madame, cela est très vrai. Dès que votre majesté n'a plus sa garde
d'honneur, elle est prisonnière.
- Ces gens là, j'ose le dire, sont plus attentifs que nos gardes.
- Attention de geôliers ; je ne veux vous en donner, Madame, d'autre preuve
que de vous rappeler la précaution que je vous ai vue prendre de voir
aux portes si on ne vous écoutait pas : l'auriez vous prises avec vos
gardes ?
- Mais que faut-il donc faire ?
- Votre position est infiniment critique car enfin, ce serait un crime
même de vous déguiser que le royaume essuie une très grande maladie et
qui ne fera que croître de mois en mois.
- Mais enfin, il doit y avoir du remède. Vous ne le regarder pas comme
désespéré ?
- Je ne le crois pas. Votre situation n'en ai pas moins très fâcheuse
; L'Empereur, votre frère, ne peut vous donner aucun secours, sa vilaine
guerre avec les Turcs l'occupe ailleurs et ces scélérats lui donnent dans
ses provinces belgiques du fil à retordre ; Il faut absolument lui faire
envisager l'affaire de la France comme la sienne propre ; il serait nécessaire
qu'une personne sûre et fidèle et en qui il aurait la plus grande confiance
se rendit à Vienne à cet effet.
- Effectivement, c'est bien notre intention.
Je ne connais qu'une personne au monde capable de remplir cette mission.
- Et qui donc ?
- C'est votre majesté.
- Quoi je laisserais seul le roi ?
- Je ne connais qu'un seul moyen, et il est infaillible, pour sauver les
jours du Roi, les vôtres, ceux de vos enfants, Madame, et ceux de l'Empire
: C'est de vous en aller avec Madame Royale et Monsieur le Dauphin habillé
en petite fille, non pas en Reine, non pas en princesse mais en simple
particulière. C'est à votre Majesté à réfléchir dans sa sagesse sur le
parti que je lui propose ; mais si elle s'y détermine, il faut qu'elle
ne confie son secret à qui que ce soit au monde. Le plan où on ne pourrait
mettre qu'une personne dans sa confidence serait certainement le meilleur
; mais comme cela est impossible, il faut en chercher un où il ne faudra
que deux confidents. Si votre majesté s'arrête à qui en exige plus de
quatre, il sera impraticable, et tout sera perdu. Je supplie la reine
de me donner vingt-quatre heures pour fixer mes idées la-dessus d'une
manière invariable. J'ajouterai : Les assassinats commis sur votre personne
sont une excuse de la mesure que je vous conseil. Vous n'êtes pas en France
Reine régnante, vous n'êtes qu'épouse du Roi régnant. A la Reine n'appartient
pas la connaissance des affaires du royaume ; elle ne doit s'en mêler
que qu'en elle est Régente. Vous déjouerez les factieux et le duc d'Orléans.
On ne pourra plus vous accuser de vous opposer à la nouvelle constitution
qu'on veut donner à la France, et vos jours seront sauvés. "
Lendemain je trouvai la reine assez disposée. Elle me demanda si j'avais
arrêté quelque chose. Je me permis de lui faire part de mon plan. Je crois
encore, et sans aucun amour propre qu'on ne pouvait en concevoir de meilleur.
" Quand votre majesté sera absolument décidée, j'écrirai à ma fille de
revenir à Paris. Je ne lui ferai part de rien, mais je lui dirai que les
parents de Madame la marquise de Gimecourt, qui a une terre près des miennes,
m'avaient chargé de ramener la bonne et ses 2 enfants, et que nous partirions
à huit heures du soir. Je me trouverai dans l'appartement de madame Thibaut,
votre première femme de chambre, à sept heures et demie. A ce moment,
le service de M. le dauphin est entièrement fini ; vous le ferez monter
par le petit escalier dérobé qui monte à votre appartement ; On l'habillera
en petite fille de la même étoffe et de la même couleur que Madame Royale
; puis vous monterez avec madame Thibaut au haut des combes, où est un
escalier qui se rend à la cour des princes. Là il se trouvera un carrosse
très simple, à deux chevaux qui vous conduira à la porte de mon hôtel,
et si votre Majesté veut, je l'accompagnerai ; si elle aime mieux, je
l'attendrai chez moi avec ma fille.
" Nous monterons ensuite dans ma voiture ; la Reine se mettra sur le devant
comme une gouvernante, avec ses deux enfants, afin d'éviter toute espèce
de soupçon à mes courriers, qui sont bien connus sur la route, puisqu'on
m'y voit douze fois par an. Je serait muni de mon passeport et de ma permission
de poste. Après la sortie de Paris, il faudra bien mettre ma fille dans
la confidence puisque votre Majesté veut bien la souffrir quelquefois
à son jeu, et que, par conséquent, il serait impossible de ne pas reconnaître
la Reine.
" Nous serons à la pointe du jour à Braisne, c'est à dire à quatre lieues
au delà de Soisson et pour lors j'exigerai de Votre Majesté de se remettre
et ses enfants sur le devant de sa voiture, de peur de donner toujours
à mes gens le moindre éveil. Nous serons à Reims à 9 heures.
- " Mais si j'allais y être reconnue ; si nous pouvions l'éviter ?
- Cela serait facile : Il faudra dans ce cas quitter la poste à une lieue
de Reims, y avoir un relais qui nous mènerait à Saint-Thierry, maison
de campagne de l'archevêque. Votre Majesté y déjeunerait avec ses enfants,
et le même relais nous mènerait à la poste d'Isle, quatre lieues au dessus
de Reims. Nous prendrions une traverse de cinq lieues, très bonne, qui
mène à la poste de Pauvre, où il n'y a que cinq ou six maisons, puis à
Vouzières par la plus belle route. Pour y arriver vous ne passerez pas
même par la municipalité.
La Reine entrera par mon parc pour descendre au château. Pendant qu'elle
mangera un morceau, on examinera la voiture pour voir si il n'y manque
rien, et, à l'effet de ne pas perdre une minute et d'éviter de prendre
la poste, on mettra en même temps les chevaux, qui nous conduiront à un
petit quart de lieu de Stenay, où sera un relais à moi. Nous n'aurons
plus que quatre petites lieues pour être à la frontière, sans passer par
aucune ville.
Votre Majesté couchera avec ses enfants au château de la Tour, appartenant
au général des dragons de la Tour, situé sur terres de l'Empire, à dix
lieues de Luxembourg. II sera expédié pendant la nuit un courrier au maréchal
de Broglie pour lui demander des relais à moitié chemin et une escorte
en cas d'évènement.
- Je suis très contente de ce que vous me dites. Je ne balancerai pas
un moment sans le Roi; mais je ne pourrai pas me résoudre à le laisser
seul : je crains trop pour ses jours.
- Vous les sauverez, Madame, car quand i!s n'auraient plus la mère et
les enfants à leur disposition, ils mettraient plutôt le Roi dans du coton
que de lui faire le moindre mal. Ces gens-là savent que les Rois ne meurent
jamais en France.
- il faudra donc que j'avertisse le Roi et que je le mette dans la confidence?
- Certainement, Madame, il n'y a pas là-dessus le moindre doute; mais
il faut que personne ne puisse dire que le Roi savait votre départ. Et
à cet effet, la veille, à sept heures et demie du soir, vous remettrez
à une de vos femmes qui est de service, et qui cependant ne couche pas
au château, une lettre, avec ordre de la remettre au Roi à son lever,
c'est-à-dire à neuf heures. Elle pourrait être, Madame, conçue à peu près
en ces termes :
"
Mon très-honoré seigneur et auguste époux, "
D'après
les assassinats commis sur ma personne les 5 et 6 de ce mois, il m'est
impossible de me dissimuler que j'ai le malheur effroyable de déplaire
à vos sujets. Ils s'imaginent que je m'oppose à la constitution nouvelle
qu'ils veulent donner à votre empire. Pour ôter à mon égard toute espèce
de soupçon, j'aime mieux me condamner à une retraite profonde hors de
vos Etats, où je ne rentrerai, mon trés-honoré et auguste époux, que quand
la tranquillité y sera rétablie et que la constitution y sera entièrement
achevée. "
- Vous voyez, Madame ; qu'avant que le Roi, ait envoyé chercher le ministre
de l'intérieur, qu'avant que celui-ci ait été chercher le président de
I'Assemblée pour l'introduire chez le Roi, le temps nécessaire pour la
tenue d'un petit conseil, celui des débats à l 'assemblée nationale, il
se passera au moins trois heures, et avant que l'on puisse envoyer le
premier courrier à la suite de Votre Majesté, qui sera déjà pour lors
à quarante-cinq lieues de Paris, elle n'en aura plus que quinze à faire
pour être à la frontière; et encore comment pourra-t-on découvrir la vraie
route de Votre Majesté ? Je la supplie de vouloir bien peser dans sa sagesse
tout ce que mon dévouement m'inspire pour son bonheur et celui- du Roi.
"
Je la revis le lendemain matin, et toujours dans les dispositions de profiter
de l'avis que je m' étais permis de lui donner. Elle me fit seulement
des difficultés sur ce qu'elle aurait préféré que je l'eusse attendue
à Buzancy avec ma fille.
" J'y consens très volontiers, mais je supplie votre Majesté d'observer
que cela exigera plus de monde dans sa confidence; dans ce cas, il faudra
que je lui remette un petit itinéraire, à cause de la traversée de Joncherry
à Saint-Thierry, de Saint- Thierry à Isle, et de celle d'Isle à Pauvre
".
L'indécision où je la laissai me détermina à aller moi même dans la rue
Dauphine acheter des cartes de Casssini pour Reims et Montmedy, que je
remis le même soir avec l'itinéraire avec madame Thibaut. La Reine m'avait
parler en mal de l'évêque comte de Châlons. Ma famille avait toujours
été amie de cette maison. Je demandai à la reine la permission de vouloir
bien prendre des renseignement sur son compte. Je priai ce prélat de passer
chez moi. Il se trouva que c'était une atrocité qui lui était faite, comme
cela arrivait souvent dans ce temps là à la cour. Je l'engageai à venir
me voir à Buzancy et je le priai de m'avertir deux jours auparavant pour
lui envoyer des relais, a l'effet de lui éviter des frais de poste le
plus possible en lui indiquant une route qui lui épargnerai du chemin.
J'avais dans la tête l'affaire de la Reine, qui m'occupait beaucoup. J'étais
obligé de faire écrire par un commis l'itinéraire que je devais remettre
à Sa Majesté; je l'écrivis sous le nom de l'évêque de ChâIons, afin que
le commis ne se doutât de rien, et aussi pour ne pas perdre de vue I'atrocité
qu'on avait faite à l'évêque, et encore pour éviter toute espèce d'inconvénient
si la Reine, par hasard, le laissait dans ses poches ou dans son écritoire.
La Reine n'a changé d'avis que le 19; elle m'avait beaucoup parlé la veille
du départ du duc d'Orléans pour l'Angleterre , et de ce coquin de Laclos,
son secrétaire, me disant que c'était une faiblesse de le laisser partir,
et qu'après ses délits des 5 et 6 octobre on aurait dû l'arrêter et s'assurer
de sa personne.
Je lui répondis : " Mais depuis quatre mois le trône ne vit que de faiblesses.
- Au surplus, me dit-elle, quand il sera Ià-bas, nous serons plus tranquilles
et plus en sûreté.
" C'est peut-être parce qu'elle, s'est crue plus en sûreté qu'elle a changé
d'avis le lendemain. Il peut faire aussi que, comme on parlait beaucoup
dans ce temps-là de la loi du divorce, elle ait craint qu'on n'eût forcé
le Roi, dont elle connaissait la faiblesse, à la sacrifier dans le cas
où elle quitterait le royaume.
Au surplus, voici ce qu"elle m'a ajouté : " Toute réflexion faite, je
ne partirai pas : mon devoir est de mourir aux pieds du Roi.
- Votre devoir est encore plus de le sauver. Je n'ai jamais désiré, Madame,
d'être plus que je ne suis; mais dans ce moment-ci je voudrais avoir une
place assez majeure et qui me donnât en même temps la force de vous persuader.
Je ne suis que votre secrétaire, et fait pour exécuter vos ordres. Il
viendra un temps où Votre Majesté voudra s'en aller, et elle ne le pourra
pas. Je vous le répète, Madame, la maladie que le royaume essuie est bien
forte : elle n'est pas à son dernier période, elle ne fera qu'augmenter
de mois en mois, et il viendra un temps où il n'y aura peut-être plus
de remède.
- Je ne dis pas que je ne prendrai pas le parti que vous me proposer,
mais je crois que je ne peux l'exécuter qu'avec le Roi. Au surplus, faites-moi
un petit mémoire sur notre position actuelle et sur ce qui nous reste
à faire…
Le
texte intégral des "Mémoires secrets" d'Augeard
est en libre accès à la Bibliothèque Nationale.

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